Luther et la Cène
La compréhension de la cène entre les différents courants de la Réforme a longtemps été un point d’achoppement. Il a fallu presque 500 ans pour que luthériens et réformés se réunissent malgré cette divergence toujours vivante.
En octobre 1529, à Marbourg, dans le château qui domine la ville, le prince « protestant » Philippe de Hesse réunit ceux qui sont en train de mettre en route une réforme de l’Église : l’allemand Luther, le Suisse Zwingli, le Strasbourgeois Bucer et quelques autres. Le but du prince : qu’ils s’allient pour faire l’année suivante, à la diète d’Augsbourg, front commun contre leurs adversaires, l’Empereur et le légat du Pape.
Les participants échangent, discutent et rédigent un texte en quinze points. Sur les quatorze premiers, leur accord est total. Mais sur le dernier, qui concerne la Cène, ils n’arrivent pas à s’entendre, ce qui entraîne l’échec de la conférence et le refus d’une alliance.
Deux conceptions différentes
Luther se situe dans la ligne de la spiritualité monastique qui a longtemps été la sienne ; pour lui, quand on célèbre le sacrement, il s’opère une transformation réelle du pain et vin. Tout en restant pain et vin, ils deviennent véritablement corps et sang du Christ (ce qu’on appellera plus tard la consubstantiation). Ils ont deux natures, de même que, selon les Conciles, le Christ est à la fois humain et divin. Après la cérémonie, ils redeviennent simplement pain et vin, alors que selon la doctrine catholique de la transsubstantiation leur transformation est définitive.
Zwingli affirme que Dieu entre en communion avec nous et agit en nous par l’Esprit. Le pain et le vin ne font pas venir le Christ, ils rappellent et témoignent qu’il est déjà là. Leur substance ne change pas ; ils sont des signes qui rendent manifeste ou visible une présence qui les précède. Nous ne prenons pas la Cène pour recevoir le Christ, mais parce que nous l’avons reçu.
Une confrontation virulente
À Marbourg, les deux réformateurs s’affrontent durement. Luther a le sentiment que Zwingli spiritualise excessivement la Cène, Zwingli que Luther la matérialise trop. Luther écrit à la craie sur la table : « hoc est corpus meum » (« ceci est mon corps »), la parole que Jésus a dite en instituant la Cène. Zwingli, en historien et philologue, cite des textes du Nouveau Testament où « est » n’indique pas une identité matérielle (ainsi « je suis le cep », « je suis la porte », « le rocher était le Christ »). Luther rétorque : « Je ne veux pas entendre la raison… Si le Christ me disait de manger du fumier, je le ferais… s’il me proposait des “pommes pourries”, je les mangerais de manière spirituelle… il faut fermer les yeux... » À une foi qui raisonne et s’informe, comme le fait Zwingli, il oppose une foi qui se soumet et obéit.
Après les avoir séparés des catholiques, la Cène, sacrement pourtant dit de « communion », a divisé les protestants entre eux. « Nous nous sentons mille fois plus proches de Rome que de Genève », déclaraient au XVIIe siècle des luthériens (pas tous). Ce n’est qu’au XXe siècle, ce qu’officialise la Concorde de Leuenberg (1973), que les successeurs de Luther et de Zwingli ont estimé que leur compréhension différente de la Cène ne devait pas empêcher leur union.