« Théories » ou non : des regards qui nous font avancer
À défaut de se présenter toutes comme des « théories », ce sont des idées, des angles de recherche ou de nouvelles façons d’appréhender une réalité humaine qui concernent nos sociétés… et donc nos Églises.
Woke et cancel culture, intersectionnalité, « théorie » du genre, racisme systémique, pratiques de non-mixité, antispécisme... autant de perspectives très différentes, mais qui ont au moins en commun deux points, qui vont de pair :
- elles dénoncent des positions traditionnelles et un pouvoir humain installé (souvent masculin et blanc !), une hiérarchie ancrée dans les esprits ; elles veulent parfois échanger les « rôles » du passé ou au moins les redéfinir. Ce qui apparaît comme une profonde remise en question, bousculant les piliers de nos identités, « notre » vision de l’Histoire, et révélant souvent celle-ci comme étant moins rose que ce que nous avions appris ;
- du coup, elles dérangent, elles fâchent ou rendent fous un certain nombre de nos concitoyens.
Pourtant, lorsque ces manières de voir ne sont pas instrumentalisées pour rendre hostile une partie de la société ou du monde contre une autre, on peut simplement reconnaître qu’elles sont compréhensibles (elles ne viennent pas de nulle part…) et même passionnantes, si l’on veut être et marcher en résonance avec ce que ressentent nos contemporains.
Entre crainte et hostilité
Des théories qui dérangent... mais qui dérangent qui ? Certains de nos abonnés (ultra-minoritaires), par exemple, qui réagissent à l’emploi de ces mots comme à quelque chose de quasi satanique. Une partie des fidèles catholiques, en guerre depuis pas mal d’années maintenant contre la prétendue « théorie du genre » (en fait, des études multiples sur l’évolution du sentiment d’identité...). On en entend moins parler aujourd’hui, peut-être parce que d’autres sujets, plus dérangeants encore, les ont rejoints entre-temps. Le woke, mot fourre-tout, mot voyou, n’a pas bonne presse chez les bons citoyens, qui parlent de « wokisme » pour le dénigrer. La non-mixité pratiquée dans certains groupes culturels fait peur aux Occidentaux blancs. Mais pratiquée dans des cercles masculins ou féminins, elle soulève contre elle les tenants d’une laïcité dure, alors qu’elle a la faveur de groupes de paroles religieux – protestants féministes, catholiques « tradis » sans être intégristes, évangéliques ou musulmans, même parmi les modérés... Là, c’est donc plus compliqué !
Laissons de côté ici le suprémacisme, autre théorie ou conviction qui dérange légitimement, et les fantaisies du créationnisme ou du platisme.
Quand le passé fait retour
Au mouvement woke, on peut associer l’accusation d’« appropriation culturelle » : lorsque l’utilisation d’éléments culturels (issus de cultures « dominées ») est dénoncée comme spoliation, ou que telle autre utilisation est jugée raciste ou détournée de son sens originel profond. Ce sont bien les rapports de force du passé, réactivés par la commercialisation, la marchandisation et des formes modernes d’oppression, qui ressurgissent dans ces oppositions.
De telles évolutions récusent un « nous » qui s’est toujours pris pour l’auteur exclusif de l’Histoire et de l’historiographie – des événements et de la transmission du récit historique. L’auteur, ce n’était pas les femmes, même si elles ont produit des écrits. L’auteur, ce n’était pas le peuple « autochtone » colonisé, même s’il a gardé une mémoire des faits. Or aujourd’hui, les auteurs « de l'autre côté de l’Histoire » se mettent à parler, à écrire, à interpeller. Ils proposent un regard, non pas sur le « petit côté » des événements, le leur, qui serait forcément plus anecdotique, mais sur le sens de l’histoire globale. Ils affirment que cette histoire passée, qui fut préjudiciable pour eux/elles, ils en ressentent les effets encore dans le présent. Plus : ils expérimentent dans leurs vies que certains ressorts anciens de nos sociétés sont toujours à l’œuvre !
Ainsi, le « nous » n’est plus unanime et il interroge aussi le présent. Cela fait mal, mais c’est sûrement salutaire, car nous ne sommes pas débarrassés, en profondeur, d’un très subtil travail de l’inconscient qui hiérarchise sans cesse les vies de ceux qui, dans l’actualité du monde, comptent pleinement et les vies de ceux qui comptent moins.
Guérir les mémoires
Ces nouveaux regards, mis en relation avec le phénomène migratoire ou avec le terrorisme djihadiste (entre autres), provoquent la peur d’une négation ou d’une destruction de nos cultures occidentales. Que des réseaux politiques s’y emploient, malheureusement, ne doit pas empêcher que toutes les questions autour de la rencontre des peuples – passée ou présente, blessante ou plus harmonieuse – soient posées !
C’est aussi une alternative aux « repentances » ou aux « pardons » exprimées par certains États. Au-delà de la reconnaissance d’un préjudice, d’une humiliation, d’une subordination infligée autrefois, il y a la conviction que l’Histoire, aujourd’hui, peut être lue autrement. C’est autre chose, et c’est d’ailleurs tout le travail fait dans des groupes œcuméniques autour de la « guérison des mémoires ». Lorsque ce travail ne peut être fait, au travers d’échanges où chaque intervenant est respecté, alors il faut craindre que les statues tombent.
Dans cette optique peuvent être envisagés, parfois, des groupes de parole non mixtes (hommes, femmes, ou au-delà... ; cultures différentes…) susceptibles d’offrir des moments ou des lieux d’expression essentiels, notamment pour des personnes porteuses de souffrances. C’est libérateur et (re)crée de la proximité et de la confiance.
Un sujet pour nos Églises
L’intersectionnalité permet une approche plus riche et plus fine des réalités sociales et culturelles… Le woke encourage à revisiter les figures de gloire de nos nations… Tout cela doit évidemment intéresser nos Églises !
De plus, la présence dans les paroisses de personnes (fidèles et pasteurs) de cultures variées, venues souvent de pays autrefois colonisés, devrait être l’occasion d’un travail de « partage » au long cours qui serait réparateur et consoliderait également la fraternité. Des médiateurs pourraient, dans certains cas, apporter leur compétence. On opposera que les Anciens n’ont pas envie de se hasarder sur ces sujets délicats et que la paix des communautés s’en trouve préservée. Mais actuellement commencent à s’exprimer, chez les plus jeunes générations, des personnes plus « conscientes », ou plus « interrogeantes », sur ces questions.
Dans tous ces domaines, sur tous ces registres, on retrouve la priorité à une plus grande attention à l’autre, à son histoire collective et individuelle, qui devrait motiver nos Églises. Sans oublier la question des lectures de notre temps que tout cela peut générer : des lectures qui ouvrent, proposent, enrichissent ? Ou bien des lectures accusatrices, fermées et fermantes ? Des lectures qui vous posent en observateurs blasés, haineux ou apeurés ? Ou qui au contraire vous projettent en acteurs ?